Comment mener des recherches interdisciplinaires sur la fin de vie ?
Ils travaillent en Belgique, Espagne, Suisse, au Royaume Uni et au Canada. Tous mènent des recherches interdisciplinaires en lien avec la fin de vie et les soins palliatifs. Nous les avons interrogés sur leur expérience de ces travaux collaboratifs, les difficultés qu’ils ont rencontrées et les bénéfices qu’ils en ont retiré. Deuxième partie de notre entretien croisé.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées dans la conduite de projets interdisciplinaires ?
— Alexandre Pillonel : Selon l’ancrage disciplinaire de chaque membre de l’équipe de recherche il n’a pas toujours été évident de s’entendre sur la méthodologie et sur la manière de rendre compte des résultats. Nous avons eu de longues discussions à ce sujet.
— Luc Deliens : Les cloisons entre les facultés sont malheureusement une barrière pour la recherche en soins palliatifs. J’ai également connu des difficultés liées à la « hiérarchie » entre disciplines, de la part de certains médecins notamment. Si les différentes spécialités ne sont pas reconnues comme équivalentes dans le processus de recherche, on n’arrivera jamais à mettre en place une recherche interdisciplinaire. Il faut que chacun accepte l’expertise des autres. Il ne faut pas que les représentants de certaines disciplines aient « peur » ou « s’autocensurent » pendant les réunions. En ce sens, le leadership de la personne qui organise les réunions est crucial.
—Diane Guay : L’interdisciplinarité représentait un changement culturel majeur pour le milieu à l’étude. L’inclusion de membres plus « réfractaires » au changement a initialement été perçue comme un moyen d’élargir les perspectives, mais a occasionné d’importants délais, nécessité de fréquents recadrages et ralenti le projet. Il y a également eu des moments de démotivation de l’équipe parce que les choses n’allaient pas assez vite.
—Sabah Boufkhed : Le gros challenge, c’est le temps. Le travail interdisciplinaire est très chronophage, il faut beaucoup de réunions. La question du langage technique se pose : nous avions un clinicien très intéressé par les symptômes, une psychologue avec des définitions précises pour des termes que les autres membres de l’équipe utilisaient dans leur acception courante… Nous avons mis du temps à nous comprendre et à aligner nos vocabulaires. Comme j’assurais l’interface et la coordination entre les différentes personnes au sein du groupe, il m'a fallu beaucoup d'efforts pour ne pas imposer aux autres ma propre manière de fonctionner (dans le codage des données qualitatives, par exemple).
—Rafael Montoya : L’un des problèmes que nous avons rencontré concerne les standards de qualité de la recherche. Ceux-ci peuvent être différents d’une discipline à l’autre. Les infirmiers et les psychologues n’ont pas les mêmes impératifs en termes de publication, et il est parfois difficile de concilier les besoins des différents membres de l’équipe en matière de promotion de la recherche.
Comment avez-vous procédé pour faire fonctionner un groupe interdisciplinaire ?
—DG : Dans mon projet, un comité de pilotage réunissant des personnes de différentes disciplines a été constitué et ces personnes ont activement participé aux trois phases de l’étude. En cohérence avec le protocole collaboratif choisi, le projet a d’abord été présenté dans une forme « préliminaire » : il était structuré, mais n'imposait pas d’étapes prédéfinies ou de structures rigides. Les principes-clés de la recherche-action (démocratie, participation et appropriation) ont également été discutés et endossés par l’ensemble des membres.
—AP : Nous avons eu beaucoup de discussions, au départ, sur l'éthique et la façon de procéder. La question des autorisations, par exemple, a fait l’objet de débats car dans certaines disciplines on se contente d’un simple consentement oral au début de l’entretien, alors que dans d’autres on a pour habitude de faire signer des documents. Il y a eu également beaucoup de discussions sur la façon de présenter les monographies et notamment sur l’usage du « tu » et du « je ». Et évidemment nous avons échangé sur le cadre théorique des différentes disciplines. Il a fallu définir à minima un terrain à partir duquel tout le monde pouvait s’entendre.
—SB : Nous avions fait le pari un peu fou de coder les interviews à partir de différentes disciplines. Il y avait une praticienne et docteure en psychologie, un clinicien et une clinicienne en soins palliatifs, un épidémiologiste, tou.te.s chercheur.e.s mais avec des méthodes différentes. L’analyse collaborative était un gros pari méthodologique. Nous n'avions pas tou.te.s les mêmes représentations et les mêmes cadres conceptuels. Le challenge de l’interdisciplinarité repose beaucoup sur la façon dont on communique et le vocabulaire qu’on utilise. Il faut prendre le temps de définir les choses ensemble. Nous avons procédé en plusieurs étapes. Tout d’abord, chacun.e a analysé ses entretiens en créant ses propres codes et ses propres thèmes. J’ai ensuite tout collecté, et comme j’ai l’habitude de ce type de travail interdisciplinaire, j’ai rassemblé tout ce qui pouvait être mis en commun. Tout le reste, tout ce qui n’était pas évident, a été discuté et négocié en réunion.
—LD : Dans le cadre d’un travail de recherche sur l’euthanasie, pour lever les tabous et parvenir à travailler de manière objective on a d’abord demandé à chacun de donner son avis personnel sur la question. Chacun avait des opinions différentes, et le fait de les exposer au départ a permis de neutraliser ce biais dans la recherche. C’était d’ailleurs très intéressant car au final, ceux qui au départ avaient des opinons très tranchées étaient beaucoup plus nuancés à l’issue de l’étude.
Dans votre expérience, quelles sont les choses qui ont marché ?
—LD : Comme les médecins sont généralement d'accord pour participer à une étude, mais pas tous prêts à investir une grande partie de leur temps, nous avons été très clairs avec eux dès le début du projet sur la disponibilité attendue. Nous avons précisé les engagements de façon détaillée, par exemple en posant des questions concrètes : « Serez-vous disponibles pour des réunions tous les lundis ? » S’ils ne peuvent pas être présents, ils peuvent participer à la recherche, par exemple en incluant des patients, mais sans faire partie du groupe interdisciplinaire qui requiert davantage de disponibilité.
—DG : Nous avons d’abord défini le problème, identifié les besoins et recueilli les solutions selon les membres de l’équipe. Suivant une analyse de faisabilité et d’acceptabilité, les composantes de l’intervention ont été collectivement choisies en considérant à la fois les contraintes et les leviers locaux. Le protocole d’implantation a ensuite été co-rédigé avec les membres de comité de pilotage (cochercheurs). Le retrait progressif de la chercheure a permis à l’équipe de s’approprier le processus de changement et ses résultats. Au final, le processus de co-construction a permis la création d’une nouvelle alliance entre les gestionnaires et les soignants.
—SB : Nous avons fait des réunions (qui devaient être) courtes mais fréquentes pour vérifier que nous étions sur la même longueur d’ondes et questionner les concepts. C’était important pour que tout le monde se mette d’accord. Je me suis vite rendu compte qu’on ne parlait pas tous la même "langue", et je me suis mis à poser des questions basiques juste pour remettre les choses au clair : cela force la personne qui parle à redéfinir et clarifier pour les autres ce dont elle parle, et cela ouvre la possibilité de discussion pour les autres.
Selon vous, que pourrait-on faire pour développer l’interdisciplinarité dans la recherche ?
—LD : Il faudrait davantage d’échanges entre les équipes pour partager les bonnes pratiques et identifier ce qui marche et ce qui ne marche pas. Dans les colloques, on ne présente jamais les difficultés rencontrées pendant la recherche. Pourtant, ce serait une bonne chose de pouvoir présenter aussi nos échecs. Le système devrait être informé de ses faiblesses pour mieux avancer.
—RM : Il faudrait absolument promouvoir les formations interdisciplinaires. Dans mon université, nous avons un master interdisciplinaire et c’est extrêmement intéressant d’être dans la même promotion que des travailleurs sociaux, des psychologues, des médecins, des infirmiers… Il faudrait également promouvoir l’interdisciplinarité au sein des institutions pour éviter les problèmes administratifs.
—DG : La valorisation des projets interdisciplinaires par les organismes subventionnaires est à mon avis une excellente stratégie de décloisonner la recherche et reconnaitre la contribution complémentaire de chaque membre de l’équipe. Développer une culture interdisciplinaire dans nos programmes de formation initiale et continu, figure également parmi les moyens de promouvoir la recherche collaborative. Montrer l’exemple par la coanimation, faire vivre l’interdisciplinarité aux étudiants, créer des ateliers interdisciplinaires.
—SB : Il est possible de s'inspirer de l'exemple du Cicely Saunder’s Institute, où l’interdisciplinarité est vraiment dans la culture de l’établissement. Elle est portée par les dirigeants et elle est même inscrite dans l’architecture du bâtiment qui encourage les rencontres. Tout le monde est respectueux des autres, personne n’est dans le jugement, c’est très agréable.
Quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui voudrait se lancer dans un projet pluridisciplinaire ?
—DG : Idéalement, concevoir le projet de recherche en interdisciplinarité dès le début. Compléter ensuite l’équipe de chercheur au besoin, en fonction des objectifs collectivement identifiés et selon l’expertise complémentaire nécessaire. Établir rapidement les modalités de communications et rédiger des comptes-rendus afin d’assurer la transparence et l’intégrité du processus de recherche. Définir les rôles de chacun et répartition des responsabilités. Être à l’écoute et prévoir des moments pour évaluer le mode de fonctionnement.
—LD : Il faut d’abord définir la question de recherche et ensuite seulement se demander quelle discipline a l’expertise pour répondre à cette question. Il faut ensuite établir un dialogue avec des représentants de ces disciplines pour voir comment les intégrer au protocole. Il est important que la recherche et sa méthodologie soient conçus et conceptualisées par une équipe multidisciplinaire.
—SB : Il est important de prévoir du temps en amont, pour discuter avec les gens, de manière informelle, avant de se lancer dans l’analyse et la collecte de données. C’est un bon investissement sur le long terme car cela crée de la confiance et de bonnes relations de travail. La dimension « relations humaines » est encore plus importante dans les recherches interdisciplinaires qu’ailleurs.
—RM : Je dirais qu’il faut partager et échanger le plus possible !
Publié le 1er juin 2022
Cet article est la suite de l'entretien croisé intitulé "Pourquoi mener des recherches interdisciplinaires sur la fin de vie?"
Royaume-Uni
Sabah BOUFKHED a développé, depuis sa thèse en santé publique et épidémiologie, une grande expérience de l’interdisciplinarité dans la recherche. Ses travaux menés au Cicely Saunders Institute du King’s College, à Londres, ont consisté à faire un état des lieux du soin palliatif au Moyen Orient (Turquie, Palestine, Jordanie). Elle a cherché à définir les besoins des enfants et des adultes dans ce domaine, pour développer ces soins en zones affectées par des conflits.
Belgique
Luc DELIENS est directeur du Centre de recherche sur les soins de fin de vie (End of life care -EOLC research group, Ghent University et Vrije Universiteit Brussel-VUB). Sociologue de la médecine, il enseigne la recherche en soins palliatifs dans ces deux universités. Riche de vingt-cinq années d’expérience de travaux interdisciplinaires dans ce domaine, il coordonne actuellement un projet sur les communautés compassionnelles à laquelle participent huit équipes de différentes facultés.
Crédit Photo : Nik Vermeulen
Canada
Diane GUAY est infirmière de formation. Après vingt années passées dans des services de soins intensifs, elle a développé un intérêt pour la recherche sur la fin de vie et a mené des travaux sur l’intégration de l’approche palliative dans ces unités de soins. Il s’agit d’une recherche-action participative impliquant de nombreux acteurs qui a permis la co-construction d’une intervention en milieu clinique.
Espagne
Rafael MONTOYA est spécialiste en anthropologie sociale. Il étudie les aspects psychosociaux de la santé et de la maladie. Il travaille à l’Université de Grenade, dans une équipe interdisciplinaire incluant des incluant des psychologues, des nutritionnistes et des infirmières. Dans son équipe, nombreux sont ceux et celles qui s’intéressent à la fin de vie, aux soins palliatifs, à la mort et au deuil. Il est membre du Réseau espagnol pour la recherche sur la fin de vie (End of life research network).
Suisse
Alexandre PILLONEL est sociologue. Il s’intéresse à l’assistance au suicide, en Suisse. Il a travaillé avec d’autres sociologues, des anthropologues et des psychosociologues dans le cadre d’une approche ethnographique de cette question, en interrogeant toutes les personnes (bénévoles, médecins légistes...) engagées dans le processus d'assistance au suicide qui est par essence interdisciplinaire.